Les fantastiques animaux du Louvre-Lens
Pourquoi les animaux fantastiques sont-ils aussi présents dans notre imaginaire en ce début de XXIe siècle ? Pour répondre à cette question, le musée du Louvre-Lens remonte le temps jusqu’aux premières représentations d’hybrides apparues à la fin du Néolithique au Proche-Orient et suit leurs variations, d’une région du monde à l’autre, jusqu’à aujourd’hui. Hélène Bouillon, directrice de la conservation, des expositions et des éditions du Louvre-Lens, et auteure d’Une histoire des animaux fantastiques, nous présente cette exposition dont elle assure le commissariat.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
Quel a été le point de départ de cette exposition ?
Elle est née du constat de l’omniprésence des animaux fantastiques dans les représentations actuelles, qu’il s’agisse de cinéma, de séries, de littérature, de musique ou encore d’art contemporain. Or le grand public ignore souvent leurs origines et pense qu’ils sont nés avec la mythologie gréco-romaine. En réalité, ils sont bien plus anciens : on trouve de premières figurations dès le Paléolithique supérieur, à l’image de celle qui est surnommée la « licorne » de Lascaux, même si elle n’en est pas tout à fait une puisqu’elle a deux cornes droites et que son apparence n’est qu’en partie inspirée du cheval. Toutefois, la signification de ces êtres hydrides nous échappe, faute de mythes auxquels les rattacher. L’exposition commence donc avec ceux que l’on peut interpréter et qui ont été identifiés au Proche-Orient à la fin du Néolithique : des hommes/animaux ou cervidés/serpents apparaissent au Ve millénaire en Mésopotamie et en Iran, suivis, au IVe millénaire, des premiers griffons, mêlant aigle, lion et bovidé.
Le roi des démons mauvais Pazuzu
Pour Hélène Bouillon, cette statuette néo‑assyrienne (911/604 avant notre ère) en bronze de 15 cm de haut est sans conteste « la plus belle représentation du démon mésopotamien Pazuzu ». Mihomme mi‑animal, le « roi des démons mauvais » adopte ici une posture menaçante, toutes griffes et dents dehors. Comme l’indique l’inscription en cunéiforme gravée au dos, Pazuzu est issu des montagnes, espace qui marque les limites du monde habité, et il a le pouvoir de diriger les vents mauvais, pour propager les épidémies ou en protéger les hommes. Au XXe siècle, Pazuzu réapparaît au cinéma dans L’Exorciste de William Friedkin, sorti en 1973, ou en bande dessinée, dans Adèle Blanc-Sec de Jacques Tardi. De cette créature ambivalente, seul le côté démoniaque a été conservé dans ces réutilisations contemporaines. Paris, musée du Louvre.
Comment comprendre ces premières représentations, puis leur permanence jusqu’à aujourd’hui ?
C’est le propos même de l’exposition : essayer d’appréhender en quoi les animaux fantastiques sont, pour reprendre l’expression de l’historienne de l’art et archéologue Virginie Danrey, des « monstres nécessaires ». Et pour y parvenir, nous avons fait le choix, plutôt que d’établir un large bestiaire, de nous attacher principalement aux cinq figures aujourd’hui encore les plus populaires : le dragon, la licorne, le griffon, le sphinx et le phénix. Les mythes les mettant en scène montrent bien que ces créatures hybrides incarnent les grandes forces naturelles, parfois cataclysmiques, effrayant l’homme. D’une civilisation à l’autre se retrouvent, dans les mythes fondateurs, des récits très similaires d’un héros anthropomorphe terrassant l’une d’entre elles : l’homme domine ainsi la nature et ce combat victorieux permet la naissance d’un peuple et d’une civilisation. Après les mythes païens, le christianisme luimême s’inscrit dans cette continuité, avec les saints combattants, à l’image de saint Michel ou saint Georges. Il y ajoute simplement une connotation morale, fondée sur le bien et le mal, qui n’existe pas ailleurs : pour les chrétiens, le dragon incarne Satan.
« Nous essayons d’appréhender en quoi les animaux fantastiques sont des “monstres nécessaires” ».
Le dragon‑serpent Mushrushu
Représenté avec des serres de rapace, des pattes de lion, une queue de serpent, une tête de dragon, des écailles et une langue fourchue, Mushrushu (« serpent furieux » en akkadien) est le symbole de Marduk, dieu de la végétation et de la mort. Ce bas‑relief en briques émaillées était placé sur la porte d’Ishtar, l’une des huit entrées de la ville de Babylone au VIe siècle avant notre ère et avait une fonction apotropaïque : protéger la ville des ennemis extérieurs. C’est une aquarelle réalisée par Walter Andrae, archéologue qui a participé aux fouilles de Babylone sous la direction de Robert Koldewey (1899‑1902), qui est présentée dans l’exposition. La porte d’Ishtar est reconstituée au Vorderasiatisches Museum de Berlin.
Pouvoirs fantastiques
Cette domination par l’homme de ce bestiaire fantastique se traduit aussi par une appropriation de leurs pouvoirs…
C’est là la caractéristique principale de ces animaux : ils sont dotés de pouvoirs magiques et les hommes n’ont de cesse de les utiliser pour se prémunir contre le mauvais sort, les maladies, les mauvaises récoltes, en les faisant figurer sur leurs vêtements, sur les murs des palais ou sur les temples… Ces êtres sont vus comme possesseurs de secrets de la nature ; ils incarnent des savoirs ésotériques et sont, de ce fait, utilisés dans l’alchimie ou l’astrologie, assortis parfois de formules – comme le fameux « abracadabra » déjà inscrit sur des gemmes magiques romaines. Dans l’Antiquité, les représentations égypto-grecques prédominent, à l’image de l’anguipes, génie à tête d’oiseau et corps formé de deux serpents, ou de l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue et qui perdure jusque dans la franc-maçonnerie. D’autres symboles païens sont remplacés, avec le christianisme, par des images de saints ou des reliques, ainsi des très nombreuses médailles de saint Georges et le dragon, qui ont valeur de porte-bonheur.
Parmi les cinq animaux fantastiques que vous privilégiez, le dragon occupe une place importante. En quoi est-il particulièrement intéressant ?
Le dragon – pris dans son acception la plus large d’animal serpentiforme – a pour caractéristique de se retrouver partout dans le monde et à toutes les époques : il est présent aussi bien en Asie du Sud-Est que dans les civilisations précolombiennes, sur le pourtour méditerranéen qu’en Afrique subsaharienne. Créature ambiguë qui peut être aussi bien maléfique que bénéfique, il appartient à la fois au monde aquatique et à l’inframonde, ce monde des morts qui est aussi le lieu de jaillissement de la végétation ; il est de ce fait symbole de résurrection et d’éternel retour, également incarné par sa mue récurrente. Si le dragon est universel, ses représentations varient en fonction des régions. Sa version orientale est très longiligne, dotée de moustaches et n’a pas d’ailes. L’exposition s’intéresse particulièrement à son évolution en Occident et à sa codification progressive : alors qu’au début du Moyen Âge, il apparaît sous des traits variables, souvent avec des ailes d’oiseau, le dragon adopte, à partir du XIVe siècle, celles de la chauve-souris – qui viennent le démarquer des anges et exprimer son caractère maléfique – et une couleur verte, qui prend à ce moment-là une connotation lugubre. Un deuxième basculement s’opère à la fin du XVIIIe siècle après la découverte des premiers fossiles de dinosaures. L’influence de l’imaginaire du dragon est très perceptible : les dinosaures sont dépeints comme des dragons antédiluviens, très agressifs, ce dont témoigne d’ailleurs le nom même de « dinosaure », d’origine britannique, et qui signifie littéralement « saurien terriblement grand ». Si les dragons ont influencé l’image des dinosaures, les dinosaures impriment en retour leur marque : aujourd’hui bien des films mettent en scène des dragons qui ressemblent fort à des T-Rex ailés.
« Aujourd’hui, ces êtres ambigus sont utilisés comme des êtres subversifs, venant pointer du doigt les travers de nos sociétés ».
Animaux éternels
L’universalité des animaux fantastiques correspond-elle à une sorte d’invariant anthropologique ?
Il y a sans doute quelque chose de cet ordre-là quand on retrouve dans des civilisations très éloignées des mythes qui étonnent par leurs similitudes : je pense notamment à celui fondateur du Japon, mettant le dieu de l’orage aux prises avec un dragon à plusieurs têtes, qui a des résonances fortes, par exemple, avec ceux attachés à Ninurta en Mésopotamie, sans que l’on puisse y déceler une quelconque influence. Ailleurs, les circulations sont attestées : c’est le cas bien évidemment de l’ascendance des mythes mésopotamiens sur ceux grecs, comme de l’origine orientale des animaux fantastiques du bestiaire occidental. Si ces derniers intègrent une composante féline, c’est sous l’influence du Proche-Orient, qui a été le premier à les imaginer en s’inspirant de la faune locale – les lions et les panthères n’ont disparu de la région qu’au début du XXe siècle. Autre exemple, le sphinx, né en Égypte, où il représente le souverain : il est adopté ensuite au Levant au IIe millénaire avant notre ère, puis par les civilisations égéennes qui le dotent alors d’ailes.
Un phénix chinois gardien de tombe
Applique en forme de phénix (fenghuang) représenté de profil. Cet objet provient vraisemblablement d’une tombe du sudouest de la Chine et remonte à la dynastie des Han de l’Est (25‑220). Oiseau de feu lié au culte du ciel et à la quête taoïste de l’immortalité, le phénix veillait sur la frontière entre le monde des vivants et celui des morts. Son nom, associant feng (oiseau mâle) et huang (oiseau femelle), symbolise l’harmonie entre le yin et le yang. Nice, musée départemental des arts asiatiques.
Que deviennent ces animaux fantastiques à partir des temps modernes, quand la science commence à questionner leur existence ?
La remise en cause vient de la science, mais aussi, de façon plus générale, de l’exploration du monde. Car les animaux fantastiques étaient d’abord pensés de manière géographique. Leur habitat était celui des marges, environnement hostile ou marquant la limite avec l’inframonde : déserts, steppes, forêts (notamment au Moyen Âge), territoires étrangers. Or les connaissances de plus en plus poussées, à partir du XVIe siècle, contredisent les textes anciens, que ce soit Pline, Aristote, les bestiaires médiévaux ou la Bible : on a cru, par exemple, longtemps, du fait d’une erreur étymologique, que la licorne était citée dans l’Ancien Testament. Au XVIIIe siècle, bon nombre d’animaux fantastiques sont relégués au rang de superstitions : L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert affirme clairement que les dragons et les licornes n’existent pas. Si les sciences « dures » tirent un trait sur leur existence réelle, ces créatures, renvoyées du côté de la cryptozoologie, ne disparaissent pas pour autant. Alors que l’on commence à s’intéresser à la psyché humaine au XIXe siècle, on les considère de plus en plus comme une représentation de nos pulsions. Leur habitat n’est plus l’étranger, mais notre inconscient. Aujourd’hui, ces animaux, qui ont toujours été caractérisés par leur ambiguïté, sont utilisés bien souvent comme des êtres subversifs qui viennent pointer du doigt les travers de nos sociétés : l’utilisation de la licorne, qui sert à questionner notre relation au genre, en est un bon exemple.
« Animaux fantastiques », jusqu’au 15 janvier 2024 au Louvre-Lens, 99 rue Paul Bert, 62300 Lens. Tél. : 03 21 18 62 62 et www.louvrelens.fr
Catalogue, coédition Louvre-Lens, Snoeck, 413 p.