Paul Guillaume, le marchand qui changea le destin de Modigliani

Amedeo Modigliani (1884-1920), Nu couché, 1917-1918. Huile sur toile, 66 x 100 cm. Turin, Pinacoteca Agnelli.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Nu couché, 1917-1918. Huile sur toile, 66 x 100 cm. Turin, Pinacoteca Agnelli. Photo service de presse. © Pinacoteca Agnelli, Torino

« Poète ardent et peintre parmi les grands […]. Il passa tel un météore : il fut tout en grâce, tout colère, tout mépris. Son âme hautaine d’aristocrate flottera longtemps parmi nous dans le chatoiement de ses beaux haillons versicolores. » C’est ainsi que Paul Guillaume, qui fut son premier marchand, rendait hommage à Amedeo Modigliani après sa mort. Mais quels furent exactement les liens et les affinités entre ce jeune galeriste avide d’art moderne et l’artiste italien réputé maudit ? Au musée de l’Orangerie, une exposition reconstitue, avec la rigueur d’une enquête, ce pan méconnu de la carrière de Modigliani. Entretien avec Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie et co-commissaire de l’exposition.

Propos recueillis par Eva Bensard.

Paul Guillaume et Modigliani sont jeunes lorsqu’ils se rencontrent en 1914. Chacun va-t-il contribuer à faire émerger le talent de l’autre ?

Je n’avais jamais vu les choses de cette façon, mais oui, en effet ! Chacun va conforter l’autre dans sa trajectoire personnelle. Paul Guillaume est un autodidacte, en quête d’une ascension sociale et culturelle. Il a 23 ans lorsqu’il fait la connaissance de l’artiste italien, par l’intermédiaire de l’écrivain Max Jacob. Il est alors en train de construire sa galerie, son réseau d’artistes et sa carrière, et fait des rencontres clés au bon moment, comme celle de Modigliani. Tous deux ont été réformés pour raisons de santé et demeurent à Paris au moment de la Première Guerre mondiale.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Paul Guillaume, Novo pilota (détail), 1915. Huile sur carton collé sur contre-plaqué parqueté, 105 x 75 cm. Paris, musée de l’Orangerie.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Paul Guillaume, Novo pilota (détail), 1915. Huile sur carton collé sur contre-plaqué parqueté, 105 x 75 cm. Paris, musée de l’Orangerie. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski

Comment Paul Guillaume a-t-il forgé son goût pour l’art moderne ?

À ses débuts, son grand mentor est le poète et critique d’art Guillaume Apollinaire, très au fait des dernières nouveautés artistiques. Les deux hommes sont très proches. Si bien que même au front, Apollinaire continue à conseiller le marchand et à aiguiller sa curiosité dans telle ou telle direction. Par son entremise, Paul Guillaume va se retrouver propulsé dans le milieu des avantgardes artistiques, où règne alors une émulation extraordinaire, et avoir un accès direct à cette jeune génération cosmopolite – Soutine, Brancusi, Picasso, Chagall et tant d’autres –, que l’on appellera plus tard « l’École de Paris ».

Paul Guillaume a-t-il été le découvreur et le sauveur de Modigliani, comme il le racontera plus tard dans ses écrits ?

Ce récit héroïque mérite d’être nuancé, car il est postérieur à la mort de Modigliani. En relisant attentivement la correspondance d’Apollinaire et de Paul Guillaume, on se rend compte que ce dernier ne devient pas tout de suite le galeriste de Modigliani : il faut attendre la fin de l’année 1915. L’a-t-il sorti de la misère, comme il l’affirme ? Là aussi, il a sans doute enjolivé son rôle. Mais il n’en demeure pas moins que son arrivée dans la carrière de Modigliani améliore les conditions de vie de l’artiste, très difficiles lors de sa venue à Paris et encore aggravées par la guerre. Le peintre dessine alors beaucoup sur des coins de table pour gagner sa croûte… Il aurait dit, ainsi que le rapporte le sculpteur Jacob Epstein : « Un bifteck est plus important qu’un dessin. Je peux facilement faire des dessins, mais je ne peux pas faire un bifteck ».

Quels espoirs suscite Paul Guillaume chez le jeune artiste italien ?

Modigliani a réalisé quatre portraits de lui, qui témoignent de leurs liens privilégiés et de l’immense espoir qu’il place dans ce marchand débutant. Sur le premier, conservé au musée de l’Orangerie, Modigliani a peint les mots « Novo pilota » : Paul Guillaume incarne pour l’artiste italien, et pour toute une génération d’artistes fraîchement émigrés à Paris, le « nouveau pilote » de l’art moderne. En outre, ce mécène devient pour Modigliani un soutien moral et matériel. Il l’encourage, lui loue un atelier à Montmartre, rue Ravignan, et fait connaître ses toiles dans les cercles artistiques et littéraires parisiens.

« D’après ce que l’on sait, seize peintures et une sculpture de l’artiste sont exposées en 1929 à la galerie Bernheim-Jeune où Paul Guillaume montre sa collection personnelle – soit beaucoup plus que les cinq aujourd’hui en notre possession au musée de l’Orangerie. Et plus d’une centaine d’œuvres de Modigliani seraient passées entre ses mains, c’est considérable ! »

Le marchand acquiert aussi des tableaux de Modigliani pour sa propre collection…

En effet. Après la mort de l’artiste, en 1920, il continue à rechercher activement ses toiles, qui sont largement présentes sur les murs de ses différents appartements. D’après ce que l’on sait, seize peintures et une sculpture de l’artiste sont exposées en 1929 à la galerie Bernheim-Jeune où Paul Guillaume montre sa collection personnelle – soit beaucoup plus que les cinq aujourd’hui en notre possession au musée de l’Orangerie. Et plus d’une centaine d’œuvres de Modigliani seraient passées entre ses mains, c’est considérable ! C’est lui qui assure la postérité de l’artiste, en France mais aussi à l’étranger, en servant d’intermédiaire pour la vente de ses toiles à la Fondation Barnes aux États-Unis.

Sur quelles sources documentaires avez-vous travaillé pour reconstituer les liens entre les deux hommes ?

La vie de Modigliani a été très étudiée par les historiens de l’art. En revanche, du côté de Paul Guillaume, il reste encore beaucoup d’inconnues. Les sources sont très parcellaires : nous n’avons ni ses livres de comptes, ni l’inventaire de la galerie ou les contrats établis avec les artistes. On a donc épluché la correspondance du marchand, ses textes, des témoignages de l’époque, des photographies… C’était une sorte de puzzle qu’il fallait recomposer.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Lola de Valence (détail), 1915. Huile sur papier monté sur bois, 52,1 x 33,7 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Lola de Valence (détail), 1915. Huile sur papier monté sur bois, 52,1 x 33,7 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais/ image of the MMA

La rencontre de Modigliani avec Paul Guillaume coïncide avec son abandon soudain de la sculpture au profit de la peinture. Le galeriste joue-t-il un rôle dans ce changement de cap ?

À son arrivée à Paris en 1906, Modigliani est peintre. Mais après sa rencontre avec Constantin Brancusi en 1909, il a une révélation et se consacre presque exclusivement à la sculpture. Puis vers 1914, il rompt brutalement avec cette pratique, et revient à la peinture. Jusqu’à sa mort en 1920, il produit plusieurs centaines de tableaux. Paul Guillaume affirme que c’est grâce à lui qu’intervient ce changement, mais je pense que là encore, il faut relativiser ses propos. En revanche, il est tout à fait possible que le galeriste ait donné à Modigliani un conseil commercial. Sculpter prend beaucoup de temps, cela peut se révéler moins rentable. C’est aussi un art très physique. Or l’artiste était de santé fragile. De plus, il fallait aussi tenir compte de la raréfaction des matériaux due à la guerre.

Quelles affinités réunissent ce marchand éclairé et cet artiste bohème ?

Les deux hommes sont sensibles à la littérature et à la poésie. Paul Guillaume raconte que Modigliani « aimait et jugeait la poésie, non point à la manière froide et incomplète d’un agrégé de faculté, mais avec une âme mystérieusement douée pour les choses sensibles et aventureuses ». L’intérêt commun pour l’art africain, qui était la première passion artistique de Paul Guillaume, est aussi manifeste. Enfin, les deux hommes partagent un même goût pour la figuration.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Le Jeune Apprenti (détail), entre 1917 et 1919. Huile sur toile, 100 x 65 cm. Paris, musée de l’Orangerie.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Le Jeune Apprenti (détail), entre 1917 et 1919. Huile sur toile, 100 x 65 cm. Paris, musée de l’Orangerie. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski

Le galeriste aurait pu se diriger vers le cubisme et l’abstraction, alors en plein essor. Pourquoi avoir choisi de creuser son sillon uniquement dans la voie figurative ?

Paul Guillaume était fasciné par les peintres capables de réaliser une synthèse entre une tradition classique et un style moderne, nourri d’influences extra-occidentales. Modigliani, qui est resté toute sa vie attaché au genre du portrait, qu’il a enrichi d’éléments exogènes – il fréquente le musée de l’Homme du Trocadéro, admire l’art africain et la sculpture khmère –, répondait parfaitement à ses goûts. Dans sa galerie, le marchand présentait ensemble des peintures modernes et des masques africains ou océaniens. Ce mélange était très osé à l’époque ! C’est ce qui a fait le succès de sa galerie. Ce jeune marchand avait beaucoup de flair. Il faisait par exemple encadrer des toiles d’avant-garde avec des cadres anciens, pour que cette peinture audacieuse entre dans les salons bourgeois.

 Amedeo Modigliani (1884-1920), La chevelure noire, dit aussi Jeune Fille brune assise, 1918. Huile sur toile, 92 x 60 cm. Paris, musée national Picasso-Paris.

Amedeo Modigliani (1884-1920), La chevelure noire, dit aussi Jeune Fille brune assise, 1918. Huile sur toile, 92 x 60 cm. Paris, musée national Picasso-Paris. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais ( musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean

« Paul Guillaume était fasciné par les peintres capables de réaliser une synthèse entre une tradition classique et un style moderne, nourri d’influences extra-occidentales. »

Quels seront les points forts du parcours de l’exposition ?

Trois des quatre portraits du marchand, peints par Modigliani, seront exceptionnellement réunis. Il y aura aussi une salle dédiée à l’éclectisme, qui évoquera les accrochages qu’appréciait Paul Guillaume : seront confrontées des têtes de femme émergeant du marbre ou du calcaire, sculptées par Modigliani, des peintures modernes de l’artiste, à l’instar de Lola de Valence, un très beau prêt du Metropolitan de New York, et des objets africains. La dernière salle sera également superbe : consacrée à la période méridionale du maître, elle montre à quel point il change de palette, s’imprégnant des teintes cézanniennes. C’est aussi le moment où il abandonne les cadrages resserrés au profit de portraits en pied. Modigliani est alors au sommet de son art !

Amedeo Modigliani (1884-1920), La Belle Irlandaise, en gilet et au camée (détail), vers 1917-1918. Huile sur toile, 65 x 48,3 cm. Cleveland, The Cleveland Museum of Art.

Amedeo Modigliani (1884-1920), La Belle Irlandaise, en gilet et au camée (détail), vers 1917-1918. Huile sur toile, 65 x 48,3 cm. Cleveland, The Cleveland Museum of Art. Photo service de presse. © Image courtesy of the Cleveland Museum of Art

Modigliani en 8 dates

1884 Naissance à Livourne, dans une famille désargentée de la bourgeoisie. Amedeo est un enfant de santé fragile, souffrant de problèmes pulmonaires.

1901-1905 Grand Tour de l’Italie : le jeune homme se forme à Naples, Florence et Venise, au contact des primitifs italiens et des œuvres de la Renaissance.

1906 Il arrive à Paris, capitale des avant-gardes, à l’âge de 21 ans. Sans le sou, il passe de modestes pensions en garnis miteux, entre vie de bohème et errance misérable. Fréquentant les milieux artistiques de Montparnasse et de Montmartre, il se lie avec Utrillo, Soutine, Brancusi, Kisling, Max Jacob, Beatrice Hastings…

1909 Le peintre a une révélation en découvrant la sculpture de Brancusi et s’initie à cette nouvelle technique avec passion. Il s’y consacre totalement jusqu’en 1913. Ce passage à la sculpture sera fondamental pour sa peinture ultérieure.

1914 Rencontre avec Paul Guillaume. Âgé de 23 ans, le jeune marchand vient d’ouvrir sa galerie à Paris.

1916 Avec le soutien d’un nouveau marchand, le Polonais Léopold Zborowski, « Modi » se remet à peindre des nus féminins, dont la sensualité fait scandale.

1918 Durant les derniers mois de la guerre, alors que Paris subit des raids aériens et que l’état de santé de Modigliani se dégrade, Léopold Zborowski envoie son artiste sur la Côte d’Azur. Sa compagne, la peintre Jeanne Hébuterne (alors enceinte), l’accompagne. La fille du couple, Jeanne, voit le jour à Nice. Dans le Midi, Modigliani réalise certaines de ses œuvres les plus fortes.

1920 Rongé par la maladie et l’alcool, il meurt le 25 janvier, à l’âge de 36 ans. Le lendemain de sa mort, sa compagne Jeanne Hébuterne se suicide.

Anonyme, Modigliani dans son atelier, rue Ravignan, 1915. Photographie. Paris, musée de l’Orangerie, fonds d’archives Alain Bouret.

Anonyme, Modigliani dans son atelier, rue Ravignan, 1915. Photographie. Paris, musée de l’Orangerie, fonds d’archives Alain Bouret. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée de l’Orangerie) / Archives Alain Bouret, image Dominique Couto

« Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand », du 20 septembre 2023 au 15 janvier 2024 au musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, côté Seine, 75001 Paris. Tél. 01 44 77 80 07. www.musee-orangerie.fr

À lire :
Catalogue, coédition musée d’Orsay – musée de l’Orangerie / Flammarion, 160 p., 35 €.
L’Objet d’Art hors-série n° 172, éditions Faton, 64 p., 11 €.

Autour de l’exposition : Journée d’étude « Modigliani et le marché de l’art parisien (1900-1920) », le mardi 5 décembre 2023 à 10h dans l’auditorium du musée d’Orsay. Avec Thierry Dufrêne, professeur, université de Nanterre, Cécilie Champy-Vinas, directrice du musée Zadkine, et Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie.