Van Gogh à Auvers-sur-Oise : l’œuvre ultime

Champ de blé aux corbeaux (détail), 1890. Huile sur toile, 50,5 x 103 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum.

Champ de blé aux corbeaux (détail), 1890. Huile sur toile, 50,5 x 103 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum. Photo service de presse. © Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

Lorsque Vincent van Gogh arrive dans la paisible commune d’Auvers-sur-Oise le 20 mai 1890, il ne lui reste que deux mois à vivre. Pourtant sa production sera aussi abondante que révolutionnaire. L’exposition déployée par le musée d’Orsay réussit l’exploit de rassembler plus de la moitié des œuvres réalisées par l’artiste avant sa fin tragique.

Aucun autre séjour, sans doute, ne résume mieux l’énergie créatrice de Van Gogh que les deux mois qu’il passa à la toute fin de sa vie dans le village d’Auvers-sur-Oise. Étonnamment, l’exposition qui s’ouvre aujourd’hui au musée d’Orsay, après avoir fait escale au Van Gogh Museum d’Amsterdam, est la première d’envergure qui soit consacrée à cette période particulièrement prolifique et souvent géniale.

À la recherche d’un nouvel élan créatif

Van Gogh, pourtant, revenait de loin. Après une violente altercation à la veille de la Noël 1888 avec Paul Gauguin à Arles, la multiplication de crises de folie l’avait résolu à demander de lui-même son internement à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence. S’il se rend à Auvers un an plus tard, c’est parce que son état psychologique est désormais jugé stable et que, ainsi qu’il l’explique au directeur de la clinique, le Nord lui manque. Son frère Theo, le plus fidèle et constant de ses soutiens, lui suggère alors le village du Vexin, car y habite un médecin qui pourrait veiller sur lui, le docteur Paul Gachet, ami des peintres et artiste amateur, que lui a recommandé Camille Pissarro.

En toute logique, l’exposition commence par s’intéresser à la rencontre entre les deux hommes – une rencontre qui est d’abord quelque peu décevante pour Vincent, à en juger par la lettre qu’il écrit le jour même de son arrivée, le 20 mai 1890. « J’ai vu M. le Dr Gachet qui a fait sur moi l’impression d’être assez excentrique », confie-t-il à Theo, avant de souligner son « mal nerveux duquel certes il me parait attaqué au moins aussi gravement que moi »1.

« Le portrait qu’il peint [du docteur Gachet] apporte sans conteste la meilleure preuve de cette parenté spirituelle, et il est tentant de voir derrière la figure du docteur celle de Vincent, qui s’analyserait alors lui-même autant que son modèle. »

Le docteur Gachet, 1890. Huile sur toile, 68,2 x 57 cm. Paris, musée d’Orsay.

Le docteur Gachet, 1890. Huile sur toile, 68,2 x 57 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Gachet s’était installé à Auvers au début des années 1870 dans l’espoir de soigner la tuberculose de sa femme. Mais l’air sain de la campagne ne suffit pas à la guérir et la mort de sa chère Blanche le plongea dans une profonde dépression, dont seul l’art semblait désormais pouvoir le sortir. Auteur d’une thèse portant sur la mélancolie, intéressé par les maladies mentales et leur traitement – des croquis de patientes réalisés lors de ses études sont présentés dans le premier des cabinets qui jalonnent le parcours –, possédant des toiles impressionnistes et pratiquant lui-même la gravure dans un atelier qu’il avait aménagé dans son grenier, le médecin ne pouvait toutefois laisser insensible Van Gogh. Le Néerlandais se rapproche donc rapidement de lui, au point de voir en Gachet « un ami tout fait et quelque chôse comme un nouveau frère serait – tellement nous nous ressemblons physiquement et moralement aussi »2. Le portrait qu’il peint de lui apporte sans conteste la meilleure preuve de cette parenté spirituelle, et il est tentant de voir derrière la figure du docteur celle de Vincent, qui s’analyserait alors lui-même autant que son modèle.

Sous le charme d’Auvers-sur-Oise

S’il fréquente régulièrement la demeure de Gachet, Van Gogh prend ses quartiers au Café de la mairie, l’auberge tenue par Arthur Ravoux en face de la gare. Ces deux maisons, situées à une quinzaine de minutes à pied l’une de l’autre, vont constituer les deux pôles de son séjour auversois, les deux cercles étroits de sociabilité dans une période où il paraît désormais plutôt rechercher l’isolement que la compagnie des hommes (à l’inverse de ses rêves de communauté artistique en Provence).

Encore fragile psychologiquement, Vincent ne s’en trouve pas moins dans une grande forme physique, et son abondante production plastique – quelque soixante-dix tableaux, soit plus d’un tableau par jour ! – le démontre de manière éclatante. C’est qu’Auvers-sur-Oise le séduit vivement : « il y a beaucoup de villas et habitations diverses, modernes et bourgeoises, très souriantes, ensoleillées et fleuries. Cela, dans une campagne presque grasse, juste à ce moment-ci du développement d’une société nouvelle dans la vieille […] il y a beaucoup de bien-être dans l’air […] de la belle verdure en abondance et en bon ordre »3. À moins d’une heure de train de Paris, Auverssur-Oise est typique des villages de la campagne francilienne, « caractéristique et pittoresque », ainsi qu’il l’écrit, et, depuis que Charles-François Daubigny s’y est établi dans la seconde moitié des années 1850, les peintres sont nombreux à en avoir fait une destination de prédilection. Tout y devient motif : les chaumières de Cordeville ou de Chaponval comme les champs et les plaines alentour, les jardins de Gachet ou de Daubigny comme l’hôtel de ville, un petit escalier escarpé comme l’église Notre-Dame-de-l’Assomption, les vignes comme les bords de l’Oise.

Bords de l’Oise à Auvers-sur-Oise, 1890. Huile sur toile, 71,1 x 93,7 cm. Detroit, Institute of Arts.

Bords de l’Oise à Auvers-sur-Oise, 1890. Huile sur toile, 71,1 x 93,7 cm. Detroit, Institute of Arts. Photo service de presse. © Detroit Institute of Arts

Fleurs, portraits et dessins

Chez Gachet, qui l’invite à dîner tous les dimanches ou lundis, Van Gogh peint à plusieurs reprises des bouquets de fleurs, qu’il place dans des vases appartenant au docteur, tel Roses et anémones. Avec quelques autres compositions comparables mais réalisées à l’auberge, ces toiles constituent le troisième chapitre de l’exposition, qui vient rappeler qu’à Auvers, tous les genres picturaux sont abordés. Cette résurgence de la nature morte s’explique sans doute en partie par le souci de Vincent de trouver des débouchés, maintenant que Theo, qui jusqu’alors lui versait chaque mois de l’argent, doit subvenir aux besoins de sa femme et de son fils nouvellement né.

Roses et anémones, 1890. Huile sur toile, 51,7 x 52 cm. Paris, musée d’Orsay.

Roses et anémones, 1890. Huile sur toile, 51,7 x 52 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

L’espoir d’attirer de potentiels clients n’est certainement pas non plus absent de la dizaine de portraits entrepris au mois de juin, à la suite de celui de Paul Gachet. Mais c’est surtout que la peinture de « têtes modernes »4, ainsi qu’il l’écrit à sa sœur Willemien, lui tient, et depuis longtemps, particulièrement à cœur. La moitié de ses modèles à Auvers sont des enfants (Deux fillettes, L’Enfant à l’orange) ou des adolescents (Jeune Homme au bleuet). Adeline Ravoux, la fille de son aubergiste, est la première à accepter de poser. Âgée de 12 ans, elle a droit à pas moins de trois tableaux, selon une démarche typique de Van Gogh qui aime à « copier » ses propres œuvres afin d’en donner un exemplaire à son frère ou de le conserver pour lui-même.

Si la peinture à l’huile est très clairement le médium privilégié en ce printemps 1890, Vincent continue néanmoins de dessiner en parallèle. Sa production graphique est certes limitée puisqu’on ne compte que neuf grandes feuilles. Mais celles-ci sont souvent admirables, notamment sa mine de plomb et aquarelle Paysage avec maisons, sa mine de plomb, plume et encre Impasse avec maisons et, sur un papier vergé rose, L’Oise à Auvers-sur-Oise. Le reste est essentiellement constitué de croquis griffonnés sur un petit carnet acheté à Paris. La variété des sujets y est remarquable : vues du village, paysages, esquisses pour d’éventuels tableaux, paysans au travail, passants (surtout des femmes et des enfants)… Comparativement à ses dessins antérieurs, le trait est plus sûr, plus libre aussi. L’artiste simplifie et, fidèle à lui-même et à sa transposition de la réalité, n’hésite pas à réinterpréter ce qu’il voit.

Impasse avec maisons, 1890. Mine de plomb, plume et encre sur papier vergé, 45 x 55,6 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum.

Impasse avec maisons, 1890. Mine de plomb, plume et encre sur papier vergé, 45 x 55,6 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum. Photo service de presse. © Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

Se confronter à la nature… et à ses angoisses

Mais à la fin du mois de juin, un changement s’opère : Van Gogh s’éloigne du village pour poser son chevalet dans les champs. Ceux-ci sont d’ailleurs tout proches et aujourd’hui encore, on peut mesurer cette proximité frappante en se rendant au cimetière d’Auvers : en moins de cinq minutes, on a quitté le dédale des rues et l’on se trouve en rase campagne – une réalité bien restituée par le peintre, qui représente ce paysage le plus souvent désert. L’horizon est dégagé, la plaine à perte de vue. Contrastant avec les cadrages plus serrés des autres scènes auversoises, le puissant sentiment d’ouverture qui s’y exprime, favorisé par un format en longueur inédit, n’est cependant pas synonyme de parfaite sérénité. Une certaine inquiétude plane sur le Champ de blé sous des nuages d’orage, au sujet duquel Van Gogh se déclare « plongé tout à fait dans une atmosphère de calme presque trop grand »5. Dès lors, les discrets points rouges des coquelicots n’y apparaissent-ils pas comme autant de gouttes de sang prémonitoires ?

Champ de blé sous des nuages d’orage, 1890. Huile sur toile, 50,4 x 101,3 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum.

Champ de blé sous des nuages d’orage, 1890. Huile sur toile, 50,4 x 101,3 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum. Photo service de presse. © Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

S’il confie à Theo être impatient de lui montrer ses « immenses étendues de blés sous des ciels troublés », qui lui diront tout ce qu’il voit « de sain et de fortifiant dans la campagne », il avoue aussi ressentir devant ces paysages « de la tristesse, de la solitude extrême »6. L’angoisse est ainsi palpable dans le fameux Champ de blé aux corbeaux, qui passa longtemps pour être son ultime tableau, avant qu’un spécialiste ne démontre, comme on l’apprend ici, que ce statut devrait probablement plutôt revenir à la composition intitulée Racines d’arbres. Cette toile, qui fait exploser les codes figuratifs traditionnels et paraît annoncer l’expressionnisme, sinon l’abstraction, aurait en effet été peinte le jour même du suicide de l’artiste, le 27 juillet 1890.

Racines d’arbres, 1890. Huile sur toile, 50,3 x 100,1 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum.

Racines d’arbres, 1890. Huile sur toile, 50,3 x 100,1 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum. Photo service de presse. © Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

Cet après-midi, après avoir peint une dernière fois sur le motif, Van Gogh se tire un coup de revolver dans la poitrine. En proie à une solitude existentielle bien plus qu’à une folie qui l’aurait à nouveau menacé, il se savait dans une impasse dont plus rien ne pouvait le sauver et c’est en toute lucidité qu’il décide de mettre fin à sa vie, « derrière le château » de Léry, ainsi que le rapportera son ami Émile Bernard dans une longue lettre que l’on peut lire en vitrine. Il ne meurt toutefois pas immédiatement. Gravement blessé, il a la force de revenir à l’auberge Ravoux où, veillé par Theo, il agonise une trentaine d’heures avant de s’éteindre dans la nuit du mardi 29 juillet, à l’âge de 37 ans.

S’achevant sur cette mort hautement dramatique, l’exposition souligne qu’elle ne fut pourtant pas celle d’un peintre maudit, contrairement à la légende tenace qui court encore de nos jours, mais celle d’un artiste apprécié et même admiré par ses pairs. En témoignent les nombreux messages de condoléances qui entourent le portrait mortuaire de Vincent dessiné par Gachet. Rédigés aussi bien par des peintres (Pissarro, Monet, Toulouse-Lautrec, Gauguin) que par des critiques (Fénéon, Aurier), ils expriment la reconnaissance quasi immédiate du génie de Van Gogh.

Durant les six mois qui lui restent à vivre (il mourra de la syphilis en janvier 1891), le pauvre Theo se démènera comme un beau diable pour faire voir et aimer l’œuvre de son frère. Sa veuve Johanna reprendra le flambeau, aidée par Émile Bernard et le marchand Ambroise Vollard, avant qu’en 1905, une grande rétrospective ne soit organisée au Stedelijk Museum d’Amsterdam, faisant définitivement entrer Van Gogh au panthéon des plus grands artistes de son temps.

Notes

1 Lettre 873 à Theo et Jo, 20 mai 1890.
2 Lettre 879 à Willemien, 5 juin 1890.
3 Lettre 875 à Theo et Jo, 25 mai 1890.
4 Lettre 886 à Willemien, 13 juin 1890.
5 Lettre 899 à Anna van Gogh-Carbentus et Willemien van Gogh, vers les 10-14 juillet 1890.
6 Lettre 898 à Theo et Jo, 10 juillet 1890.

« Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois », du 3 octobre 2023 au 4 février 2024 au musée d’Orsay, niveau 0, grand espace d’exposition, esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr

Catalogue, coédition musée d’Orsay / Van Gogh Museum / Hazan, 256 p., 45 €. À lire : L’Objet d’Art hors-série n° 173, 64 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr