Nunalleq : un site alaskien entre passé et présent

Vue aérienne du village de Quinhagak. © Rick Knecht
De nombreuses sociétés arctiques, sinon toutes, sont actuellement affectées par le dérèglement climatique. Il se traduit par une forte augmentation des températures, la fonte du pergélisol, une montée des eaux et la survenue d’événements météorologiques d’intensité croissante accentuant l’érosion côtière. Les communautés doivent s’adapter à ces bouleversements socio-climatiques et cela s’exprime, entre autres, par la réaffirmation de leur identité yup’ik et un intérêt accru pour leur patrimoine matériel et immatériel. Le projet international conduit sur le site de Nunalleq vise à mettre en perspective les résiliences passées et présentes de cette population du littoral sud-ouest alaskien.
Au bord de la mer de Béring, dans le delta du Yukon-Kuskokwim, Nunalleq, « le vieux village » en langue yugtun, témoigne d’une double tragédie.
Le climat et ses conséquences dramatiques
La première, récente, est liée aux conséquences rapides et destructrices du dérèglement climatique actuel : à titre d’exemple, la zone fouillée en 2009 et 2010 n’existe plus, emportée par la mer. La seconde, ancienne, qui a abouti à l’abandon du site autour de 1675, est liée aux conflits meurtriers minant la région au cours du Petit Âge glaciaire (vers 1350-1900). Un accès aux ressources probablement compliqué par le refroidissement climatique semble avoir engendré un accroissement des tensions et des conflits armés afin de défendre les territoires stratégiques pour la subsistance de ces populations maritimes. Selon la tradition orale, un accident de jeu entre deux enfants, ou les actions d’un gendre meurtrier, auraient été à l’origine de l’événement connu sous le nom de Bow and Arrows Wars, succession de vengeances entre groupes voisins. L’histoire ne retient souvent que les faits les plus marquants, masquant ceux, plus discrets, de la vie quotidienne. C’est le rôle de l’archéologue de les mettre en lumière et d’en redessiner les pans oubliés. Ainsi, par la très riche culture matérielle qu’il a livrée, le site de Nunalleq est devenu la référence pour raconter le passé yup’ik.
L’archéologue Mathilde Girard fouillant un masque représentant une tête de morse. © Rick Knecht
Un projet unique pour le sud‑ouest de l’Alaska
Le sud-ouest alaskien est encore peu connu d’un point de vue archéologique. En dehors de Nunalleq, seuls quelques sites ont fait l’objet de fouilles dans la région, livrant un nombre limité de vestiges. Cette région est, et était également auparavant, au centre d’interactions culturelles régulières entre les populations de part et d’autre du détroit de Béring. Considérée comme l’une des plus riches en bois flotté et en saumon, ressources particulièrement recherchées par le passé, cette zone est encore au cœur de l’économie traditionnelle des villages yupiit.
Initié par l’université d’Aberdeen (Écosse) en 2009, en collaboration avec la communauté yup’ik de Quinhagak, le projet « Nunalleq » vise à mettre en regard les résiliences passées comme présentes de cette population installée sur le littoral de la mer de Béring dans le sud-ouest de l’Alaska. Les investigations sur ce site d’habitat sont le fruit d’un partenariat avec la communauté autochtone et de nombreuses collaborations scientifiques internationales (Canada, France, Danemark, Norvège, États-Unis). Depuis 2022, elles sont au cœur d’une coopération entre les organismes locaux et les universités d’Aberdeen et de Franche-Comté. Soutenue par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français et la Villa Albertine, la mission française s’inscrit dans cette dynamique. Par ailleurs, les recherches archéologiques et anthropologiques dans lesquelles la communauté est très impliquée ont encouragé une revitalisation des pratiques traditionnelles (artisanat, chants et danses), ainsi qu’une réflexion prospective sur l’avenir des villages et de leurs habitants menacés par des bouleversements environnementaux sans précédents.
Carte des quatre sites archéologiques connus en monde yup’ik, tous culturellement apparentés. © DAO Margot Martinet
« Le sud-ouest alaskien est encore peu connu d’un point de vue archéologique. »
Pêche, bois et tradition
Avant d’être un lieu de mémoire, Nunalleq a été un lieu de vie active : en témoignent les nombreuses traces d’activités matérielles et spirituelles. Sédentaire et hiérarchisée, cette communauté yup’ik a essentiellement vécu de la pêche au saumon ainsi que de la chasse aux mammifères marins (phoque, morse, beluga) et au caribou, même si d’autres espèces ont également été exploitées (oiseaux, petits mammifères terrestres). L’artisanat du bois flotté, et dans une moindre mesure du bois de caribou et de l’ivoire de morse, y était particulièrement développé.
Découverte et premières fouilles
En 2007, une figurine humaine en bois est découverte sur une plage près de Quinhagak. Elle s’était détachée de la berge du fait de l’érosion côtière. Il devient alors évident que le site archéologique, connu de longue date par la tradition orale, se trouve gravement menacé. À chaque tempête automnale, la côte recule un peu plus et la plage se couvre de vestiges. Le sol qui se réchauffe ne permet plus au permafrost de jouer son rôle de coffre-fort. Warren Jones, directeur de la Qanirtuuq Inc., l’entreprise ANCSA (Alaska Native Claims Settlement Act) du village, qui veille à la bonne gestion et au respect des droits des populations natives, considère qu’il faut intervenir et fait appel à l’archéologue Rick Knecht (université d’Aberdeen). Depuis 2009, ce dernier et son équipe assurent donc la sauvegarde du site, tant pour la fouille que pour le devenir des artefacts. Ce lieu de vie passée qu’est Nunalleq est devenu, au fil des années, un nouvel élément de cohésion et de dynamique culturelle au sein du village. Une collaboration étroite entre ses aînés, gardiens de la tradition orale et détenteurs des savoirs ancestraux, et des archéologues universitaires, a aidé au sauvetage des lieux.
Vue aérienne du site de Nunalleq : 500 m2 ont été explorés. © Nalaquq
200 ans d’histoire cachés dans la tourbe
Chaque été, ou presque, depuis 2013, les archéologues y œuvrent, sondant dans la tourbe au moins 200 ans d’histoire, avant le contact avec les Russes puis les Américains. Au moins trois phases d’occupation distinctes y sont superposées. La plus ancienne se démarque par une grande salle commune, assez classique pour la période allant du XIIIe au XVe siècle dans la région. Si les structures d’habitation se réduisent ensuite en superficie, elles se multiplient, reflet sans doute d’une volonté de mieux se protéger des conflits qui s’intensifient au cours du Petit Âge glaciaire. Malgré ces tensions, la vie suit son cours, rythmée par les activités quotidiennes qui varient au gré des saisons.
Prise de vue après les tempêtes d’août 2024, qui ont provoqué une forte érosion côtière. Le masque (dans le rond) aurait été livré à la mer si la fouille n’avait pas eu lieu quelques semaines auparavant. © DAO Margot Martinet, d’après des photos de Rick Knecht
Fruits des opérations de 2023
La campagne de 2023 s’est d’abord concentrée sur une zone particulièrement menacée, en bordure de mer. Se déroulant sur six semaines, elle a permis l’ouverture d’une cinquantaine de mètres carrés. Directement visibles sous la végétation moderne, les premières traces d’occupation mises au jour correspondent à une couche de cendres laissée par l’incendie du village, consécutif à un épisode conflictuel. On y retrouve de multiples pointes de flèches, échos de cet épisode tragique. Passée cette phase, plusieurs chemins en planches superposés ont été découverts, témoignant des différentes structures et de leurs remaniements. Ces planchers en bois aident à retracer des axes de circulation au sein des espaces intérieurs et extérieurs, ou l’organisation de ces habitations. Bien que souvent associés aux chemins, les sols d’habitation ont été difficiles à identifier, laissant penser que l’on se trouvait à la marge de l’occupation principale. C’est dans cette dernière zone qu’a été mis au jour un grand nombre d’objets archéologiques. À environ 1,30 m en dessous, les niveaux les plus anciens présentent une excellente conservation : les odeurs de graisse de phoque, restes de consommation et combustible pour les lampes à huile, y piquent les narines !
Chemin en planches le plus récent mis au jour lors de la campagne de fouilles 2023. © Nalaquq
De l’utilité du labret
Ornement identitaire porté sur la lèvre inférieure ou sur les joues, le labret est formé d’une cheville ou d’un disque en bois, en ivoire ou en pierre. Sa taille varie considérablement, de petits éléments circulaires d’un demi-centimètre de diamètre à des formes ovales plus imposantes (jusqu’à 8 cm de long). S’ils ont d’abord un rôle identitaire, marquant l’appartenance à une famille ou à un groupe, ils auraient également pu avoir un rôle fonctionnel, notamment l’hiver : ils auraient été utilisés pour réchauffer l’air froid inspiré en gonflant les joues, en le faisant passer par les trous des piercings plutôt que par les voies respiratoires (narines et bouche), ainsi protégées. Sur le site de Nunalleq, ces objets apparaissent dans toutes les phases d’occupation du village. Quelques masques, grands et petits, en sont aussi pourvus, confirmant leur emplacement sur la partie inférieure du visage.
Masque « d’homme-morse » possédant deux labrets symbolisant les défenses de l’animal. © DAO Margot Martinet d’après des photos de Rick Knecht
Les résultats de 2024
La campagne de 2024 s’est étalée sur deux, puis trois, zones distinctes, étudiées en parallèle par des équipes française et anglo-saxonne. Au nord-est, la mission française a ouvert une surface de 36 m2, sous les déblais des opérations précédentes. Un plancher remanié y a été découvert, montrant les changements dans la manière d’habiter et de redéfinir les espaces. L’opération s’est déroulée sur une période plus courte que prévu, retardée par les travaux de terrassement et par les mauvaises conditions météorologiques. Seuls les 30 premiers centimètres ont été sondés, les strates les plus intéressantes restant à investiguer lors de la campagne 2025. Héritage des événements dramatiques de 1675, de nombreuses pointes de flèche ont de nouveau été mises au jour.
Vue générale du site de Nunalleq durant la campagne 2024 ; à droite l’équipe de Rick Knecht, et près de la tente blanche au fond, l’équipe française. © Quentin Verriez
Les vestiges d’une ancienne cuisine
L’équipe de Rick Knecht, quant à elle, a paré au plus urgent, poursuivant les recherches le long de la berge pour sauver ce qui pouvait encore l’être. Parmi les belles découvertes, un masque complet et un uluaq, couteau au manche orné de deux têtes d’animaux. En raison de conditions météo devenues trop mauvaises (et capricieuses), les fouilles se sont poursuivies à l’intérieur des terres, dans une zone mieux drainée. C’est à l’est qu’ont été identifiés les vestiges très bien préservés d’une ancienne cuisine : cet espace calciné conservait tous les instruments de préparation culinaire encore en place, l’effondrement de la maison sur elle-même ayant permis son maintien en l’état. Parmi eux figurent de nombreux ustensiles en bois flotté : un large bol, un pilon, une cuillère et des lames de couteau en pierre. Un crâne de morse presque entier a aussi été dégagé ; il ne lui manquait que ses défenses, probablement utilisées pour la confection d’objets, tels que les pièces de jeu découvertes non loin. Les poteaux et chemin de planches appartenant à cette structure ont aussi été conservés, fournissant des informations importantes sur les espaces d’occupation et les activités s’y déroulant.
Vestiges de la cuisine en place lors de la campagne 2024. © Rick Knecht
Lexique
Un uluaq est un couteau traditionnel de femme, semi-lunaire, constitué d’un manche épousant la forme de la paume, et d’une lame enchâssée, aujourd’hui métallique mais autrefois en pierre.
Deux manches d’uluaq dont l’un a conservé intacte sa lame en ardoise. © DAO Margot Martinet, d’après photos de Charlotte Fauve et Rick Knecht
La collection la plus riche concernant la culture yup’ik
Avec plus de 100 000 artefacts inventoriés, le produit des fouilles de Nunalleq constitue la collection la plus riche permettant à ce jour de documenter la culture yup’ik pré-contact. La grande majorité d’entre eux a été réalisée à partir de bois flotté récolté sur les plages avoisinantes. Parmi les plus emblématiques se trouvent les masques destinés aux danses et pratiques rituelles, entiers ou cassés en deux volontairement, qui représentent souvent des visages mi-humains mi-animaux (phoque, morse, caribou, oiseau…). Les objets du quotidien sont également bien représentés, documentant tantôt les activités de chasse/guerre et de pêche (arcs, flèches, sagaies, propulseurs, foënes, filets…) tantôt les pratiques artisanales (outils, vannerie, poterie, aiguille en os d’oiseaux…) et culinaires (lampes, récipients, ustensiles de cuisine…), ou encore symboliques/esthétiques (masques, figurines humaines et animales, labrets, boucles d’oreilles…).
Lexique
Une foëne est un trident à long manche dont les extrémités barbelées sont utilisées pour harponner les poissons et petits mammifères marins.
Un lieu de conservation des vestiges à proximité du site
Spécificité de ce projet, l’ancienne école, située au cœur du village de Quinhagak, a été transformée en musée (Nunalleq Museum) afin de conserver cette collection, au plus près des 700 résidents. Lieu de mémoire pour l’ensemble de la population yup’ik, ce dernier est aussi un lieu de recherche et de créativité autour des vestiges, à la fois objets d’études, supports pédagogiques et vecteurs d’inspiration pour les artistes. Depuis son ouverture, l’essentiel des activités de restauration, conservation et de médiation y a lieu. Alors que les témoignages archéologiques finissent très souvent dans des espaces éloignés des lieux de leur découverte, le choix a été fait ici de maintenir, en un même lieu, les savoirs culturels matériels et immatériels. Réunir sur un même site trois piliers patrimoniaux (artefacts, savoirs matériels et immatériels) fait figure d’exception et de référence pour d’autres communautés arctiques.
Laboratoire-musée construit dans le village de Quinhagak pour la conservation, le traitement et la valorisation des vestiges archéologiques du site de Nunalleq. © Rick Knecht
« Les objets issus des fouilles de Nunalleq constitutent la collection la plus riche permettant à ce jour de documeter la culture yup’ik. »
Concilier passé et présent
Ce projet représente une opportunité unique de concilier passé et présent, et de contribuer à une (re)valorisation de l’identité culturelle yup’ik, la principale population native d’Alaska, menacée par la mondialisation économique et le dérèglement climatique. Les résidents de Quinhagak font preuve de résilience et leur dynamisme est une source d’inspiration pour les villages alentour. Le matériel archéologique a été un vecteur important de revalorisation de l’identité culturelle yup’ik, alliant avec succès savoirs passés et présents.
Objets découverts sur la berge, campagne 2024. © Rick Knecht
Qui sont les Yupiit ?
Les Yupiit, pluriel de yup’ik, constituent la première nation native d’Alaska en termes de démographie, avec environ 35 000 habitants. Répartis en 70 villages sédentaires le long de la côte et des principaux cours d’eau de la moitié sud de la côte ouest de l’Alaska, ils sont à l’origine nomades, partageant leur temps entre activités de chasse et pêche, artisanat et pratiques spirituelles. Présents de part et d’autre du détroit de Béring, et probablement originaires de l’Asie extrême-orientale, ils sont apparentés aux groupes inuits et parlent la langue yugtun. Ils descendraient des groupes de pêcheurs Norton ayant occupé les mêmes lieux entre 3000 avant notre ère et 1000 de notre ère. Les premiers contacts avec les Occidentaux datent du XVIIIe siècle, quand des expéditions russes sont menées pour la chasse aux cétacés et le commerce de la fourrure. La région du delta Yukon-Kuskokwim est relativement épargnée par les taxations et les conflits car ses eaux peu profondes ne permettent pas aux navires baleiniers d’approcher. C’est surtout depuis que l’Alaska a été vendu aux États-Unis en 1867 que les missionnaires se sont partagé les communautés et implantés durablement.
Planches des plus beaux objets découverts sur le site de Nunalleq en 2023 et 2024. © DAO Margot Martinet d’après des photos de Rick Knecht
Le projet YUP’IK
Le projet YUP’IK est soutenu par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, la Villa Albertine, la Fondation ENGIE et le laboratoire Chrono-environnement (UMR 6249 du CNRS). Il fait suite aux financements obtenus par l’université d’Aberdeen (Carnegie Trust, Arts and Humanities Research Council, AHRC, et Leverhulme Trust), l’université Paris-Nanterre (Labex Les Passés dans le Présent) et l’université de Franche-Comté (mission YUP’IK et chaire de professeur junior). À la suite de la publication de l’ouvrage Lost Cities, Ancient Tombs de Ann R. Williams, Nunalleq a par ailleurs été classé par le National Geographic du mois de novembre 2021 parmi les 100 découvertes qui ont changé le monde.
Pour aller plus loin :
BRITTON K., KNECHT R. et HILLERDAL C. (dir.), 2019, « Le passé dans le présent yup’ik : Archéologies du changement climatique dans l’ouest de l’Alaska », Études/Inuit/Studies,
vol. 43, no 1-2.
HILLERDAL C., KNECHT R. et JONES W., 2019, « Nunalleq: Archaeology, Climate Change, and Community Engagement in a Yup’ik Village », Arctic Anthropology 56, no 1, 4-17.
MASSON-MACLEAN E. et al., 2020, « Pre-Contact Adaptations to the Little Ice Age in Southwest Alaska: New Evidence from the Nunalleq Site », Quaternary International, 549, p. 130-141.
Musée virtuel de Nunalleq : https://nunalleq.org/
Blog des fouilles menées à Nunalleq : https://nunalleq.wordpress.com/