Le patrimoine méconnu de l’archéologie des fleuves et des rivières (1/6). État de la recherche sur le patrimoine fluvial immergé

Sur la Loire, les basses eaux d’août 2022 laissent émerger les vestiges de ponts d’époques médiévale et moderne entre Jargeau et Saint-Denis-de-l’Hôtel (Loiret).

Sur la Loire, les basses eaux d’août 2022 laissent émerger les vestiges de ponts d’époques médiévale et moderne entre Jargeau et Saint-Denis-de-l’Hôtel (Loiret). Cliché drone Christophe Fraudin, Du Nord au Sud TV

Les milliers de kilomètres de cours d’eau qui font partie de notre paysage quotidien recèlent des vestiges doublement enfouis, sous les sédiments et sous les eaux, qui préservent remarquablement bien les matières organiques et des matériaux comme le bronze. Ce patrimoine méconnu, objet d’un intérêt récent de l’archéologie, témoigne des relations parfois teintées de crainte ou de vénération qu’ont entretenues les hommes avec les rivières et de l’exploitation d’un milieu fluvial très riche en ressources. De l’âge du Bronze à l’époque moderne, Archéologia vous présente les découvertes récentes et passionnantes issues de différents cours d’eau. Bonne navigation !

Les auteurs du dossier sont : Annie Dumont (auteur et coordinatrice), ministère de la Culture, département des recherches archéologiques subaquatiques et sous‑marines (Drassm), ARTEHIS‑UMR6298 ; Philippe Bonnin, groupe de recherches archéologiques subaquatiques (Gras) ; Bérenger Debrand, Inrap Grand Ouest ; Morgane Cayre, Éveha ; Axel Eeckman, Inrap Grand Ouest ; Denis Fillon, Inrap Grand Ouest ; Marion Foucher, ARTEHIS‑UMR6298 ; Anne Hoyau Berry, Inrap Grand Ouest ; Noureddine Kefi, contractuel ; Catherine Lavier, ministère de la Culture, C2RMF et UMR Temps ; Jonathan Letuppe, Éveha ; Philippe Moyat, ETSMC et ARTEHIS‑UMR6298 ; Élise Nectoux, Service régional de l’archéologie, Auvergne‑Rhône‑Alpes, ArAr‑UMR5138 ; Sébastien Nieloud-Muller, ArAr‑UMR5138 ; Ronan Steinmann, Hadès, ARTEHIS‑UMR6298 ; Yann Viau, Inrap Grand Ouest

Vue du lit de l’Allier à Vichy pendant l’hiver 2018. Les pieux du pont antique émergent à la suite de la vidange du bassin d’agrément.

Vue du lit de l’Allier à Vichy pendant l’hiver 2018. Les pieux du pont antique émergent à la suite de la vidange du bassin d’agrément. © J. Letuppe, Éveha

Dès le XIXe siècle et jusqu’à la fin du XXe siècle, un riche patrimoine fluvial est remonté à la surface à la suite de dragages parfois réalisés intensivement pour extraire des matériaux, des graviers et du sable. L’aménagement des voies d’eau pour la circulation des bateaux, dont le gabarit a augmenté au fil des ans, a également eu pour conséquence la découverte et la destruction concomitante de ces vestiges. Mais cette archéologie immergée ne s’est développée que récement, tentant de rattraper un retard dans l’inventaire de sites fragilisés.

Armes protohistoriques, vaisselle métallique romaine et autres objets précieux dragués dans les fleuves et cours d’eau ont alimenté pendant des décennies le commerce des antiquités, mais plus rarement les collections publiques. Très tôt, les archéologues ont considéré ce précieux bric‑à‑brac comme des pertes liées à des naufrages, des dépôts rituels dans des rivières divinisées, ou bien des objets arrachés par l’érosion à des sites de berge. En 1861, Napoléon III fait même draguer la Saône pour retrouver le passage des Helvètes évoqué dans La guerre des Gaules par Jules César ! Il faut attendre les années 1960‑1970 pour que des découvertes aient un impact suffisant dans les médias et provoquent sinon l’arrêt, au moins le ralentissement des travaux. Ce fut le cas avec le trésor de Garonne (plusieurs milliers de monnaies romaines retrouvées près de Bordeaux) et le village protohistorique d’Ouroux‑sur‑Saône. Sa destruction partielle par les dragues et la sortie de l’eau de plusieurs centaines de céramiques entières et de céréales carbonisées très bien préservées, datant d’environ 800 avant notre ère, ont conduit à la première expérience de fouille subaquatique d’un habitat en rivière. Dès lors, les archéologues ont essayé de précéder les dragues, non sans difficultés.

Premières grandes fouilles

Les recherches en plongée, focalisées en premier lieu sur les épaves dès les années 1970, connaissent une évolution notoire grâce à la mise en lumière de vestiges structurés de différentes périodes dans la Saône par Louis Bonnamour, qui y effectue prospections et fouilles de 1980 à 2000. Habitats de l’âge du Bronze, gués pavés d’époque romaine, pêcheries médiévales, moulins, ponts, etc., permettent alors de relier les milliers d’objets issus des dragages à des structures conservées en position primaire dans le chenal actif. La longue histoire de l’homme et de la rivière se révèle dans toute sa complexité et sa richesse. Parallèlement à ces actions de recherche programmée, d’importantes découvertes sont faites dans d’anciens chenaux ou sur des berges, à la suite d’opérations préventives liées à de grands aménagements des centres‑villes, comme au Parc Saint‑Georges à Lyon sur une berge de la Saône ou bien dans le quartier de Bercy à Paris sur les bords de la Seine. Ces fouilles ont eu lieu à l’air libre, soit entre des parois moulées étanches édifiées pour le chantier de construction, soit dans d’anciens bras dans lesquels l’eau ne circule plus depuis longtemps.

Ensemble d’objets prestigieux de l’âge du Bronze (casque, épées, parures) découverts dans la Saône au cours de dragages sur l’ancien passage à gué de Seurre.

Ensemble d’objets prestigieux de l’âge du Bronze (casque, épées, parures) découverts dans la Saône au cours de dragages sur l’ancien passage à gué de Seurre. © Musée Vivant Denon, Chalon-sur-Saône, Jérôme Beg

Des lacunes à combler

Cependant, la carte archéologique fluviale affiche encore aujourd’hui un retard certain par rapport aux autres domaines immergés, sous‑marins ou lacustres, et aux vestiges terrestres, ce qui pose problème car on ne peut protéger que ce que l’on connaît. Les causes en sont multiples, avec, notamment, un milieu contraignant, cumulant présence de courant, faible visibilité, cohabitation des archéologues‑plongeurs avec une navigation commerciale et touristique, ou encore logistique plus coûteuse que celle requise pour les interventions terrestres. Mais cette liste ne suffit pas à comprendre les lacunes constatées dans le recensement national des sites. La rareté des prescriptions en archéologie préventive dans les lits mineurs des cours d’eau (moins de cinq par an) explique également un répertoire sous‑documenté sur de grandes portions de voies d’eau. Alors que les travaux sont incessants – restaurations dans le cadre de la continuité écologique des cours d’eau, aménagement de zones portuaires, dragages d’entretien, lutte contre les inondations, production hydro‑électrique, construction de pont… –, les dossiers ne parviennent pas toujours aux services régionaux de l’archéologie chargés de les instruire. Des opérations ambitieuses récentes ont pourtant montré qu’il était possible d’intervenir préalablement à des projets d’équipement, comme cela a été le cas, par exemple, sur la Basse‑Loire, près d’Ancenis, ou bien à Vichy, dans le lit de l’Allier, où un bassin d’agrément, créé à la suite de la construction d’un barrage dans les années 1960, a dû être curé après avoir été vidangé. Les archéologues ont pu fouiller, en co‑activité avec le chantier de travaux publics, de nombreux vestiges piégés dans la vase, notamment les restes de ponts d’époque romaine et médiévale. 

Entre urgence et ambition

Reste à évoquer les modifications climatiques qui accentuent l’impact de l’érosion naturelle sur des sites déjà fragilisés, conséquence pour laquelle il n’existe pas de responsable direct susceptible de financer les fouilles qu’il faudrait mener en urgence. Lorsque les vestiges se trouvent exposés à une dégradation importante, la conservation par l’étude demeure le seul moyen de sauver au moins une partie de ce patrimoine, en enregistrant le plus de données possibles. Les archéologues spécialisés dans l’exploration des cours d’eau ont, eux aussi, suivi les évolutions technologiques, recourant ainsi aux prospections bathymétriques avec drone, aux techniques de photogrammétrie et de restitution 3D, et en exploitant les relevés disponibles du LiDAR sur les berges, qui peuvent permettre de détecter des zones à fort potentiel. Des prospections systématiques menées dans une portion anciennement draguée du Doubs ont montré que, malgré les extractions de granulats, la rivière recèle encore un important patrimoine. De nombreux petits cours d’eau offrent également des richesses parfois inattendues, que ce soit en contexte rural ou bien dans des secteurs très urbanisés, comme dans le cas de la Gère à Vienne.

Relevé bathymétrique effectué en 2019 sur la portion du Doubs où se trouvent les vestiges du pont romain de Pontoux. Le chenal creusé par les dragues dans les années 1960 apparaît en bleu foncé ; les vestiges qui ont échappé à la destruction ressortent dans les tons jaunes et rouges.

Relevé bathymétrique effectué en 2019 sur la portion du Doubs où se trouvent les vestiges du pont romain de Pontoux. Le chenal creusé par les dragues dans les années 1960 apparaît en bleu foncé ; les vestiges qui ont échappé à la destruction ressortent dans les tons jaunes et rouges. Traitement J. Desmeules et P. Moyat.

Lexique

La bathymétrie est l’équivalent de la topographie terrestre pour les surfaces immergées. Elle consiste à mesurer à l’aide d’un sonar la profondeur des océans, des lacs et des cours d’eau pour déterminer la configuration du fond et en établir des cartes en courbes de niveau.