L’archéologie des fleuves et des rivières (2/6). Les cours d’eau et le religieux dans le monde romain

Récipients découverts au gué du Port Guillot (Saône-et-Loire).

Récipients découverts au gué du Port Guillot (Saône-et-Loire). © Chalon-sur-Saône, musée Vivant Denon, S. Bourgeaud-Lignot

Les milliers de kilomètres de cours d’eau qui font partie de notre paysage quotidien recèlent des vestiges doublement enfouis, sous les sédiments et sous les eaux, qui préservent remarquablement bien les matières organiques et des matériaux comme le bronze. Ce patrimoine méconnu, objet d’un intérêt récent de l’archéologie, témoigne des relations parfois teintées de crainte ou de vénération qu’ont entretenues les hommes avec les rivières et de l’exploitation d’un milieu fluvial très riche en ressources. De l’âge du Bronze à l’époque moderne, Archéologia vous présente les découvertes récentes et passionnantes issues de différents cours d’eau. Bonne navigation !

Les auteurs du dossier sont : Annie Dumont (auteur et coordinatrice), ministère de la Culture, département des recherches archéologiques subaquatiques et sous‑marines (Drassm), ARTEHIS-UMR6298 ; Philippe Bonnin, groupe de recherches archéologiques subaquatiques (Gras) ; Bérenger Debrand, Inrap Grand Ouest ; Morgane Cayre, Éveha ; Axel Eeckman, Inrap Grand Ouest ; Denis Fillon, Inrap Grand Ouest ; Marion Foucher, ARTEHIS‑UMR6298 ; Anne Hoyau Berry, Inrap Grand Ouest ; Noureddine Kefi, contractuel ; Catherine Lavier, ministère de la Culture, C2RMF et UMR Temps ; Jonathan Letuppe, Éveha ; Philippe Moyat, ETSMC et ARTEHIS-UMR6298 ; Élise Nectoux, Service régional de l’archéologie, Auvergne-Rhône-Alpes, ArAr-UMR5138 ; Sébastien Nieloud-Muller, ArAr-UMR5138 ; Ronan Steinmann, Hadès, ARTEHIS-UMR6298 ; Yann Viau, Inrap Grand Ouest

Pavage du gué du Port Guillot (d’après Bonnamour, 1989, fig. 6 et Bonnamour, 1990, fig. 4 et 5) et stratigraphie relevée par Ph. Bonnin (d’après Bonnamour, 1989, fig. 7). À noter l’affaissement et la destruction progressive du pavage.

Pavage du gué du Port Guillot (d’après Bonnamour, 1989, fig. 6 et Bonnamour, 1990, fig. 4 et 5) et stratigraphie relevée par Ph. Bonnin (d’après Bonnamour, 1989, fig. 7). À noter l’affaissement et la destruction progressive du pavage.

L’étude des vestiges fluviaux permet de mieux cerner les pratiques rituelles et d’avancer sur la connaissance des cultes, rites et croyances relatifs aux cours d’eau dans les sociétés anciennes. Pour la période romaine, les données archéologiques, mises en relation avec les sources épigraphiques, littéraires et iconographiques, offrent une vaste documentation sur la perception des fleuves et des rivières par les communautés humaines.

La religiosité des cours d’eau a trop souvent été envisagée à travers le seul prisme de la symbolique attachée à l’élément aquatique. Or il apparaît que l’eau n’est qu’une composante d’un hydrosystème qui doit être considéré dans ses multiples dimensions et en fonction de ses caractéristiques spécifiques. L’écoulement d’un cours d’eau est le plus souvent unidirectionnel, de l’amont vers l’aval, et régulier suivant le rythme des saisons. Toutefois, sous l’action conjointe de facteurs naturels et anthropiques, il peut être l’objet de manifestations plus inattendues et redoutées, telles que les crues exceptionnelles. Ces phénomènes remarquables, inexpliqués à l’époque, étaient fréquents dans le monde romain, période où l’instabilité du climat a eu un impact important sur le régime des cours d’eau.

Les cours d’eau dans l’imaginaire romain

Hydrosystèmes instables, difficilement maîtrisables et en constante mutation, ils étaient chargés de valeurs symboliques. À l’interface entre la terre et l’eau, ils incarnaient la métamorphose, la transition et le passage, et constituaient la trame de fond de nombreux récits de fondations, d’épisodes mythiques et légendaires. Les cours d’eau étaient également sous la tutelle d’une myriade de divinités rassemblant dieux-fleuves, déesses fluviales et divinités secondaires. L’ensemble de ces déités évoluait dans leurs eaux et en régulait le débit. Il apparaît également que certaines magiciennes avaient le pouvoir d’en stopper ou d’en inverser l’écoulement. Certains lieux du parcours des voies d’eau apparaissent plus propices à la manifestation du divin et à la rencontre entre les hommes et les dieux. Il s’agit notamment des résurgences d’où naissent les cours d’eau, des points de confluences ou de rétrécissements importants des lits où le courant s’accélère. Certaines îles avaient un statut particulier et étaient également privilégiées pour l’implantation de lieux de culte. Quant aux variations du niveau des eaux, elles faisaient temporairement apparaître ou disparaître des portions de la berge et des hauts-fonds dont certains servaient de passages à gué. La rive, l’extrémité et le tracé de ces seuils aménagés étaient ponctués de marqueurs religieux, comme autant de points de repères facilitant les traversées et soulignant les écueils à éviter. La rencontre entre les dieux et les hommes était inscrite dans le calendrier selon le rythme des saisons. Dans une dualité constante entre disparition et débordement, les cérémonies se faisaient lorsque l’eau pouvait venir à manquer ou au contraire afin de se prémunir pour qu’elle ne soit pas trop abondante. Quant aux phénomènes remarquables et inexpliqués, ils étaient perçus comme des prodiges interprétés comme la manifestation de la parole divine.  

Les cours d’eau incarnaient la métamorphose, la transition et le passage, constituant la trame de fond de nombreux récits de fondations, d’épisodes mythiques et légendaires.

Cérémonies collectives et rituels

Le plus souvent, les sources témoignent de festivités collectives impliquant une communauté élargie, voire des corporations de pêcheurs et de bateliers. Certaines cérémonies se traduisaient par une convergence vers les rives, ou bien par des processions fluviales telle que la Tiberina Descensio. Quelques cours d’eau constituaient des étapes pour le bain de statues cultuelles, tandis que certains points de franchissement servaient à diverses formes de rituels. D’autres sources font état de pratiques plus individuelles, d’offrandes, de libations et de rites magico-religieux complexes à hauteur de la berge dégagée des cours d’eau. L’essentiel de ces manifestations laisse des traces tangibles qu’il est possible de caractériser grâce à l’étude de dépôts ou de matériel relégué scellés par des couches sédimentaires. Pour cela, il convient de changer notre regard sur ces milieux et de les étudier davantage, en contextualisant les découvertes et en considérant tous les objets dans l’interprétation, sans se focaliser sur les éléments métalliques, et encore moins sur les seules armes.

L’exemple des gués de la grande Saône

La Saône reste à ce jour le cours d’eau européen le mieux connu archéologiquement avec notamment la fouille de deux hauts-fonds naturels, stabilisés et dallés à la période romaine. Le gué du Port Guillot (Saône-et-Loire) a livré un abondant matériel daté entre 180 et 250 de notre ère. Il est constitué de nombreux récipients entiers (métal et céramique), souvent identiques et portant diverses traces de manipulations (mutilations et graffites) ainsi que d’une importante série de vases à déversoirs phalliques. La localisation, la nature de l’assemblage et la valeur symbolique de cet ensemble autorisent à en reconnaître les reliefs de cérémonies collectives. La présence d’ensembles de mobiliers similaires et contemporains sur d’autres hauts-fonds invite à proposer l’existence de célébrations à hauteur des passages à gué de la rivière. Elles ont pu être en relation avec l’ouverture de la navigation, ou bien être liées aux transformations climatiques qui affectent l’ensemble du monde romain à la fin du IIe siècle et au début du IIIe siècle de notre ère, transformations qui ont pu impacter et dérégler l’écoulement de la rivière.

Inscription à la déesse Souconna [la Saône] : « Consacré à l’auguste déesse Souconna, les habitants de l’oppidum de Cabillonnum ».

Inscription à la déesse Souconna [la Saône] : « Consacré à l’auguste déesse Souconna, les habitants de l’oppidum de Cabillonnum ». © Chalon-sur-Saône, musée Vivant Denon, AE 1913, 161