L’archéologie des fleuves et des rivières (5/6). Bâtir des ponts sur les rivières
Les milliers de kilomètres de cours d’eau qui font partie de notre paysage quotidien recèlent des vestiges doublement enfouis, sous les sédiments et sous les eaux, qui préservent remarquablement bien les matières organiques et des matériaux comme le bronze. Ce patrimoine méconnu, objet d’un intérêt récent de l’archéologie, témoigne des relations parfois teintées de crainte ou de vénération qu’ont entretenues les hommes avec les rivières et de l’exploitation d’un milieu fluvial très riche en ressources. De l’âge du Bronze à l’époque moderne, Archéologia vous présente les découvertes récentes et passionnantes issues de différents cours d’eau. Bonne navigation !
Les auteurs du dossier sont : Annie Dumont (auteur et coordinatrice), ministère de la Culture, département des recherches archéologiques subaquatiques et sous‑marines (Drassm), ARTEHIS-UMR6298 ; Philippe Bonnin, groupe de recherches archéologiques subaquatiques (Gras) ; Bérenger Debrand, Inrap Grand Ouest ; Morgane Cayre, Éveha ; Axel Eeckman, Inrap Grand Ouest ; Denis Fillon, Inrap Grand Ouest ; Marion Foucher, ARTEHIS‑UMR6298 ; Anne Hoyau Berry, Inrap Grand Ouest ; Noureddine Kefi, contractuel ; Catherine Lavier, ministère de la Culture, C2RMF et UMR Temps ; Jonathan Letuppe, Éveha ; Philippe Moyat, ETSMC et ARTEHIS-UMR6298 ; Élise Nectoux, Service régional de l’archéologie, Auvergne-Rhône-Alpes, ArAr-UMR5138 ; Sébastien Nieloud-Muller, ArAr-UMR5138 ; Ronan Steinmann, Hadès, ARTEHIS-UMR6298 ; Yann Viau, Inrap Grand Ouest
Le développement des recherches archéologiques en milieu fluvial a révélé de nombreux édifices oubliés dont seules les fondations sont préservées sous les eaux. Même très érodés, ces vestiges livrent des données inédites sur les techniques de construction et l’évolution des réseaux routiers, depuis l’époque romaine jusqu’à la période moderne.
Peu de ponts ont fait l’objet de fouille ; les rares données collectées témoignent toutefois de nombreuses solutions techniques, dont la plupart existe dès l’époque romaine.
Multiples solutions techniques romaines
Les ingénieurs employaient déjà la sonnette, un engin permettant d’enfoncer de très gros pieux dans le sous‑sol. Les choix des constructeurs semblent liés aux différents régimes des cours d’eau et aux disponibilités en matériaux et en main‑d’œuvre. À Saint‑Satur (Cher), sur la Loire, deux ponts ont été construits à 50 ans d’intervalle, dans la première moitié du IIe siècle de notre ère : l’un entièrement en bois, l’autre de type mixte, avec des piles en pierres de taille maçonnées fondées sur pieux en chêne, et dont les arcatures et le tablier devaient être en bois. Des ponts similaires associant bois et pierre ont été découverts sur la Moselle à Trèves (Allemagne) et sur la Saône à Chalon‑sur‑Saône. La fouille du pont de Pontoux, dans la rivière du Doubs, a permis de restituer une troisième technique, celle de piles formées de caissons de bois charpentés, remplis de blocs de pierre non taillés. Ce type de piles devait offrir une meilleure résistance au courant qu’un pont uniquement en charpente de bois. La partie exposée au courant de celles de Pontoux était renforcée par un avant‑bec triangulaire lui aussi constitué de cadres de poutres en chêne, assemblées deux par deux à l’aide d’encoches à mi‑bois, et bloquées par des pieux verticaux de gros diamètre. Le pont de Pontoux est l’un des rares figurés sur la Table de Peutinger et dont on a étudié les vestiges. Il permettait le franchissement du Doubs pour la voie reliant Chalon‑sur‑Saône à Besançon. Après la période antique, la traversée de la rivière se déplace vers une localité voisine et aucun pont ne sera jamais reconstruit à cet endroit.
Au Moyen Âge, les ponts servaient fréquemment de support à des moulins, pouvaient recevoir des maisons ou des chapelles dont le vocable était souvent dédié à la Vierge ou à un saint protecteur des voyageurs.
Au Moyen Âge et à l’époque moderne
Certaines techniques mises au point pendant l’Antiquité perdurent aux périodes médiévale et moderne, même si les ponts en pierre sont alors plus fréquemment construits. L’étude des vestiges peut parfois être complétée par celle des archives lorsqu’elles sont conservées, et on comprend mieux les difficultés rencontrées non seulement pour bâtir ces édifices, mais aussi pour les maintenir ou les réparer après les nombreuses destructions, d’origine naturelle (crues, glaces) ou humaines (guerres). À Taillebourg, dans le fleuve Charente, un pont a existé jusqu’en 1652, date de sa destruction intervenue à la suite des troubles de la Fronde. Deux campagnes de sondages subaquatiques menées en 2012 et 2013 ont mis en évidence plusieurs phases de construction/réfection, de la fin du Xe siècle jusqu’au XIIIe siècle. Parmi les découvertes figurent deux bases de piles en pierre pour lesquelles on ne dispose pas de comparaison dans le répertoire archéologique disponible. Elles sont formées par l’assemblage de très grosses pierres taillées en auge et de pierres de plus petit module qui ont sans doute été mises en œuvre au XIIe ou au XIIIe siècle. Aucun bois de fondation n’ayant été découvert, il n’a pas été possible de les dater plus précisément. Les grands blocs formant les côtés de la pile 2 présentent des stries d’usure assez profondément inscrites dans les pierres, qui pourraient avoir pour origine la présence d’un moulin associé à cette pile (moulin pendant ? autre type ?), à une époque pour laquelle on ne dispose pas d’archives. On sait par ailleurs que les ponts au Moyen Âge servaient fréquemment de support à des moulins, d’autres pouvaient être habités, avec des maisons construites sur leur tablier, d’autres enfin abritaient une chapelle dont le vocable était souvent dédié à la Vierge ou à un saint protecteur des voyageurs. À La Charité‑sur‑Loire, deux ponts franchissent la Loire au milieu de laquelle se trouve l’île du Faubourg. Au XIVe siècle, un pont en pierre a remplacé un pont en bois daté de 1249 par l’analyse dendrochronologique, et dont les pieux de fondation apparaissent chaque été à la faveur des basses eaux. La suite de l’étude a montré qu’il faut parfois chercher les vestiges de ponts en dehors du chenal actuel. Ainsi, le long de la rue reliant le pont au prieuré médiéval, des arches en pierre sont conservées dans les caves de maisons construites au XVe siècle, et qui les ont utilisées comme fondation, alors que la ville s’étendait en empiétant sur le lit de la Loire. L’analyse de l’environnement de ces ponts a montré que le fleuve a connu un changement majeur dans la forme de son tracé, intervenu entre la fin du XIIIe et le XIVe siècle, probablement en réponse à la dégradation climatique du petit âge glaciaire. Comme en bien d’autres lieux, les ouvrages de La Charité marquent le paysage fluvial et sont une manifestation ostentatoire de l’emprise de l’homme sur la nature. Au fil des siècles, ils ont cependant eu un statut ambivalent : garantie d’une traversée pérenne et sécurisée, ce que ne permettaient ni le gué, ni le bac, ils ont représenté une menace en cas de conflit en facilitant l’arrivée des ennemis, et malgré leur utilité et tout le génie mis en œuvre pour les bâtir, ils ont parfois été détruits.
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Le patrimoine méconnu de l’archéologie des fleuves et des rivières