Les nazis, l’art moderne et la biologie au musée Picasso

George Grosz (1893-1959), Metropolis (détail), 1916-1917. Huile sur toile, 100 x 102 cm. Madrid, musée national Thyssen-Bornemisza. Photo service de presse. © Estate of George Grosz, Princeton, N.J. / Adagp, Paris, 2025
L’art moderne a fait les frais dès 1933 d’une véritable politique de dénigrement, d’exclusion et de destruction de la part des autorités nazies. Avant que les artistes ne soient à leur tour frappés, persécutés ou contraints à l’exil. Le musée Picasso revient sur cette sombre page de l’histoire européenne – une première en France – en présentant un certain nombre de tableaux et sculptures stigmatisés ou confisqués à cette époque ainsi qu’une riche documentation.
Si l’exposition s’articule autour de la tristement célèbre exposition de propagande « Entartete Kunst » (Art dégénéré) organisée en juillet 1937 à Munich – où plus de 700 œuvres d’une centaine d’artistes sont présentées dans une mise en scène conçue pour provoquer le dégoût du visiteur –, la campagne publique d’anéantissement de l’art moderne menée par les nazis s’étale sur plus de dix ans, de l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945.
Emy Roeder (1890-1971), Schwangere [Femme enceinte], 1918. Fragment de terre cuite, 33,5 x 30 x 20 cm. Berlin, Neues Museum – Staatliche Museen zu Berlin. Photo service de presse. © Museum im Kulturspeicher Würzburg, estate of Emy Roeder, photo Achim Kleuker
« À présent, quand on travaille, c’est comme si on travaillait pour une époque qui n’existe pas encore ; pour tous les officiels d’aujourd’hui, on est un monstre et une abomination. »
Otto Dix, Lettre à Israël Neumann, 20 juin 1934
Un concept aux fondements biologiques
Le concept de « dégénérescence » qui frappe alors l’ensemble des mouvements esthétiques et artistiques en rupture avec l’académisme (abstraction, constructivisme, dadaïsme, cubisme, post-impressionnisme, expressionnisme…) trouve ses racines dans le domaine de l’histoire naturelle, de la médecine et de l’anthropologie, lorsque la théorie de l’évolution introduit l’idée d’une espèce humaine non plus immuable mais instable biologiquement à travers le temps. La parution en 1892 de l’ouvrage en deux volumes Dégénérescence de Max Nordau (1849-1923) joue un rôle crucial dans l’intégration de cette notion à l’histoire de l’art. Les œuvres d’art moderne sont les symptômes d’une maladie mais aussi les véhicules de la contamination ! Les nazis entendent stopper l’épidémie…
Paul Klee (1879-1940), Sumpflegende [Légende du Marais], 1919. Huile sur toile, 47 x 40,8 cm. Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau und Gabriele Münter- und Johannes Eichner-Stiftung. Photo service de presse. © Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau und Gabriele Münter- und Johannes Eichner-Stiftung
« Le jeu était terminé. (…) On m’appelait “artiste dégénéré”, “l’effroi du citoyen”, “corrupteur de la jeunesse”, “fleur de pénitencier”. »
Oskar Kokoschka, Ma vie, 1971
Purge artistique
Cette théorie pleinement intégrée à l’idéologie antisémite et raciste du national-socialisme s’attaque notamment à l’intérêt développé par les artistes de la modernité pour l’art africain et océanien. À cet égard, des peintres comme Ernst-Ludwig Kirchner (1880-1938), Emil Nolde (1867-1956) ou encore Karl Schmidt-Rottluff (1884-1976), qui ont cherché dans l’art extra-européen la source d’un renouveau de la figuration, sont particulièrement visés. Un traitement plus violent encore est réservé aux artistes juifs, incarnés ici par Marc Chagall (1887-1985), Otto Freundlich (1878- 1943), dont la sculpture Grande Tête fait la couverture du catalogue de l’exposition « Art dégénéré » de 1937, Jankel Adler (1895-1949), Hanns Ludwig Katz (1892-1940) ou encore Ludwig Meidner (1884-1966).
Couverture du guide de l’exposition « Entartete Kunst » [Art dégénéré] organisée par les nazis à Berlin en juillet 1937. Photo service de presse. © mahJ / Christophe Fouin
Plus de 20 000 œuvres confisquées
Les musées allemands, qui avaient développé avant l’arrivée au pouvoir des nazis une politique d’acquisition particulièrement favorable à l’art moderne – les tableaux de Picasso (1881-1973) intègrent les collections publiques allemandes avant d’intéresser les institutions françaises ! –, sont littéralement purgés. Au nom de la lutte contre l’art « dégénéré », plus de 20 000 œuvres sont retirées d’une centaine d’établissements en l’espace de quelques mois. Les directeurs récalcitrants – Gustav Friedrich Hartlaub (1884-1963) à Mannheim ou Ludwig Justi (1876-1957) à Berlin – sont démis de leur fonction tandis que Willi Baumeister (1889-1955), Max Beckmann (1884-1950) ou Otto Dix (1891-1969) perdent leurs postes d’enseignants…
Pablo Picasso (1881-1973), Nu assis s’essuyant le pied, 1921. Pastel sur papier, 66 x 50,8 cm. Berlin, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz. Photo service de presse. © bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe © Succession Picasso 2025
L’art moderne aux enchères
Ces œuvres sont détruites, malmenées dans des expositions infamantes (« cabinets des horreurs ») ou… vendues. Goebbels lui-même préside à cet effet une commission chargée de sélectionner les pièces « utilisables à l’échelle internationale ». Organisée en juillet 1939 par la galerie Fischer à Lucerne, la vente « Peintures et sculptures des maîtres modernes des musées allemands » constitue l’opération de la plus grande ampleur dans ce domaine. 125 créations de Van Gogh (1853-1890), Matisse (1869-1954), Gauguin (1848-1903), Picasso, Beckmann ou Kandinsky (1866-1944) sont ainsi mises aux enchères. Certains acheteurs étrangers voient là une occasion de sauver de la destruction ces icônes de l’art moderne, tandis que d’autres appellent au boycott, refusant de financer le régime nazi.
Wassily Kandinsky (1866-1944), Kreuzform [Forme en croix], 1926. Huile sur toile, 52 x 45 cm. Münster, LWL – Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte. Photo service de presse. © LWL-Museum für Kunst und Kultur, Westfälisches Landesmuseum, Münster / Hanna Neander
« Intellectuels, écrivains, artistes ! Relevons ensemble le défi. Cet art dégénéré, nous en sommes absolument solidaires. En lui résident toutes les chances de l’avenir. »
« Vive l’Art Dégénéré », manifeste du groupe Art et Liberté, Le Caire, 22 décembre 1938
Précieuses archives
Johan Popelard, chef du département de la conservation et des collections au musée national Picasso-Paris, commissaire de l’exposition avec François Dareau, chargé de recherche, a pu rassembler ici de manière exceptionnelle des tableaux présentés à l’exposition de 1937 ainsi que des peintures et sculptures confisquées aux musées allemands durant cette campagne. De précieuses archives – film, photographies, coupures de presse, correspondances… – les remettent dans leur terrible contexte.
George Grosz (1893-1959), Metropolis, 1916-1917. Huile sur toile, 100 x 102 cm. Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza. Photo service de presse. © Estate of George Grosz, Princeton, N.J. / Adagp, Paris, 2025
« L’art “dégénéré” : le procès de l’art moderne sous le nazisme », jusqu’au 25 mai 2025 au musée national Picasso-Paris, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris. Tél. 01 85 56 00 36. www.museepicassoparis.fr